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Bruno Forêt-Deleau

En corps vivant



J’ai longtemps hésité avant d’écrire ce message, et encore plus avant de le publier.

Si vous me connaissez, vous savez que la pudeur retient souvent ma plume quand il s’agit d’esquisser les petits grains de vie qui sont autant de petits riens. Mais le besoin de poser des mots sur les maux, de partager ce que j’endure depuis plusieurs semaines est plus fort que la crainte de me dévoiler.

Je sais aussi que l’usage, sur les réseaux sociaux, est de dépouiller toute littérature au profit de raccourcis, d’immédiateté, de résumés. Pourtant, je prends le risque de transgresser cette habitude car je ne peux juguler mon désir d’écriture, ce pansement universel des âmes en perdition. Si aujourd’hui je me permets de vous interpeller avec ce billet d’humeur(s), c’est qu’il me paraît tellement essentiel de vous inviter à rester vigilants, à ne pas relâcher vos efforts face à ce virus qui met à mal organismes et organisations. Même s’il ne tue pas, son “étreinte” est une épreuve qui peut bouleverser durablement votre existence.

Encore un mot sur ma démarche, avant de vous livrer mon expérience. Je ne souhaite pas obtenir un quelconque apitoiement, car peu m’importe la commisération dont pourrait se parer mon égo. Je veux simplement que ce témoignage renforce votre résilience et votre courage en ces temps de confinement. Ne prenez pas de risques inutiles : restez chez vous, vivez pleinement chaque instant, protégez-vous et épargnez-vous d'indicibles souffrances.


C’est donc quelques temps avant que le pays soit mis sous cloche que le virus est venu “couronner” mes cellules de sa gangue mortifère, sans tambours ni trompettes, sans trahir sa présence ni son mode de transmission. Nous n’en n’étions pas encore aux métaphores guerrières et l’insouciance frangeait toujours l’ourlet de nos jours. Il s’est manifesté à moi par un long frisson, puis par de soudaines diarrhées.

Au début, je n’y ai pas forcément prêté attention. Après tout, l’horrible décompte des vies fauchées n’était pas encore égrené chaque soir, à la télé, et la crise sanitaire ne semblait qu’un bruit blanc au cœur de nos multiples préoccupations. Puis, la fièvre est arrivée. Un samedi. Les rayons du soleil pleuvaient sur cette belle journée. Je croyais tromper la maladie en jardinant, mais son baiser me rendait fébrile à chaque pas. Les doutes sur l’origine de la maladie ont été levés quand Stéphane a lui même été contaminé et que les douleurs thoraciques sont apparues, accompagnées de maux de tête.

En sage soldat et citoyen que je suis, j’ai veillé à rester isolé et j’ai continué de travailler, espérant que mon corps pourrait chasser de lui-même cet hôte indésirable tandis que mon esprit, occupé à des tâches quotidiennes, m’accordait des moments de répit à défaut de repos.

Les deux semaines qui suivirent furent éprouvantes, physiquement et moralement. Mes nuits se résumaient à quelques heures de sommeil, entrecoupées de crises où la chair se transforme en brasier, où le sang véhicule un poison irradiant chacune des articulations, où la sueur perle en abondance, trempant les draps au point de devoir les laver dès le lendemain, où l'air insufflé attise d'invisibles braises nichées dans le foyer des bronches.

Il me fallait aussi gérer l’immense inquiétude vis à vis de mes proches, ma sœur et mon frère ayant croisé la route de cet impitoyable agent infectieux. Et pleurer le décès de ma chère tante, à laquelle je n’ai pas pu rendre un dernier hommage.


Après quelques jours, ma condition physique s’est brutalement dégradée. Les douleurs thoraciques sont devenues gène respiratoire, mon souffle s’est tari, mes cordes vocales se sont voilées et les promenades quotidiennes se sont apparentées à des marathons, la distance en moins, l'essoufflement et la fatigue en plus.

Mais j’ai tenu bon, m’accrochant à l’idée qu’au delà de quatorze jours les malades guérissaient... Sauf que les connaissances scientifiques n’en sont encore qu’aux balbutiements et que ce virus, jusqu’alors inconnu du corps humain, lui inflige des tourments insensés… Souvent, au cours de ces deux semaines, j’ai eu la sensation que mes défenses immunitaires s’emballaient, faisant tomber mes résistances comme de vulgaires dominos.

Depuis, ma santé est sanglée à un petit wagonnet de montagnes russes : les symptômes et douleurs apparaissent, disparaissent, reviennent encore, changent de forme, s’installent dans un organe, puis dans un autre, s’offrant le privilège de bousculer certitudes et quiétude. Pendant ce temps, l’esprit est aussi malmené que le corps qui l’abrite. Cet effet “yoyo” sape le moral, implacablement, systématiquement, furieusement. Contrairement à toute autre convalescence, l’état de santé varie d’un jour à l’autre, voire d’heures en heures. L’espoir peut renaître quand deux nuits s’enchaînent à peu près normalement, sans la morsure douloureuse d’un cruel étau enserrant la cage thoracique. Mais cet espoir peut être laminé quand, au réveil, seul le broncodilatateur permet de retrouver un semblant de respiration, quand les muscles se tétanisent, que les vertiges reprennent leur valse lancinante et que le corps redevient souffrance. Les trêves sont de courte durée et trompeuses, le moindre effort physique se payant comptant.

Et chaque jour, sur le chemin qui ceinture notre maison, je vois les “inconscients” se croiser, se parler sans respecter les distances préconisées, faire du vélo en groupe, revêtir tenue de camouflage et brandir canne à pêche pour s’adonner à leur loisir en pur égoïsme. Et chaque jour j’ai l’impression qu’on me crache au visage, qu’on me violente par cette imprudence.


Lors des balades essentielles au mieux-être, j’ai souvent imaginé que cette fleur rouge-poudrée d’une délicate azalée pourrait être la dernière que j’admirerais.



Aujourd’hui encore, un mois après les premiers symptômes, j’essaye de tenir bon, même si la frontière entre espoir et désespoir est plus ténue que jamais. Dans l’oeil de ce cyclone, j’ai viscéralement compris la fragilité du tissu de la vie, et j’ai réalisé le sublime de chacun des fils qui le composent. Lors des longues nuits sans sommeil, agité par des fièvres soudaines, j’ai cru que j’allais bientôt rejoindre mon père sur l’autre rive, ainsi que tous ceux que j’ai aimés et dont l’absence creuse les sillons de mes regrets. Lors des balades essentielles au mieux-être, j’ai souvent imaginé que cette fleur rouge-poudrée d’une délicate azalée pourrait être la dernière que j’admirerais, que le merveilleux ballet des grives nourrissant leurs oisillons pourrait être l’ultime lever de rideau que la vie offrirait à mon regard.


Malgré tout cela, je m’estime chanceux, car même si je suis en corps douloureux, je suis en “corps vivant”.


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